C’est un endroit lointain, voire inaccessible, dans la mesure où il n’existe que dans mes songes. Ça doit être au Canada. J’aime à croire que c’est au Canada. Au milieu d’une forêt peuplée d’arbres immenses. Des arbres irréels, mélange mégalomaniaque de séquoias et de pins des landes. Le ciel n’est pas caché par les cimes, de nombreuses clairières laissent respirer ce lieu. Une montagne est là aussi, pareille à un cristal de quartz noir surgissant du sol. Son sommet est sculpté de lames de roches aiguisées en dents de scie sur lesquelles viennent s’ancrer des couches fines de neige cendrée. Elle n’abrite aucune végétation ce qui tranche avec la verdure environnante. Du pied de ce roc de graphite s’étire une ligne de chemin de fer. Un tunnel s’enfonce à sa base pour ne jamais en ressortir. Je ne sais pas où il mène, on n’en voit pas le fond de l’endroit où je me tiens.
Cet endroit, c’est une petite gare de province. Une vieille gare. Presque abandonnée et envahie par les herbes et la mousse. Des fissures lézardent les murs mais le bâtiment semble pouvoir encore tenir des décennies. Un jeune pin a percé le toit de goudron en son milieu. L’atmosphère est fraîche et l’air est saturé d’humidité et d’électricité. Le ciel est caché par des nuages pâles qui stationnent bas. Quelque chose est sur le point de se produire. Aucun son ne vient parasiter le souffle du vent dans les cimes.
Mon oeil suit la voie qui s’échappe du tunnel pour venir se jeter au pied du quai et poursuivre sa course en s’enfonçant tout droit à travers les troncs. La végétation envahit tout alentour et le rail est presque invisible sous l’épaisse couche de verdure. Tout semble avoir fusionné au fil des années d’abandon pourtant ce monde est sans âge. Sans début ni fin.
Le plus souvent je suis seul à attendre ici, mais parfois une poignée d’inconnus fantomatiques me tiennent compagnie pendant que je guette le train. Des spectres translucides aussi anonymes que la foule d’un stade. Ils ne me voient pas. Ils sont morts. Tous. Leurs visages se décomposent par endroits, leur teint est laiteux et leurs vêtements sont déchirés par l’usure du temps.
Enfin le train arrive. La locomotive est variable, de temps en temps il n’y en a même pas. Cette fois c’est une vieille loco du far west, lourde et fumante. Son oeil unique s’éteint alors qu’elle jaillit de la gueule de la montagne. Elle arrive vite et le son de machinerie qui la propulse est un râle rauque et tonnant. La locomotive est rutilante et brille comme si elle sortait de l’Enfer. La peinture d’onyx est rehaussée de lignes rubis qui semblent dessiner un sourire fou sur les visseries du réservoir de tête. L’ensemble dégage une impression de puissance inarrêtable comme un taureau d’acier furieux qui vient fracasser le calme du lieu.
À l’arrière du démon mécanique se trouvent trois rames de métro typiquement new yorkaises, de longues navettes d’aluminium taguées de mots sans sens. Elles sont saturées d’autres fantômes dont les regards se perdent dans le vide.
Le convoi approche de la gare sans ralentir et mes compatriotes essayent désespérément de l’attraper au passage mais il traverse la gare à toute allure, écrasant ou plutôt, passant au travers de ceux qui s’étaient aventurés sur son chemin.
Le silence se fait et le nuage de fumée opaque se diffuse sur le ciel tandis que le bruit s’évanouit, brisé entre les branches.
Je suis de nouveau seul sur le quai. J’attends le suivant. Et me réveille.

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