Nebraska

Dans ces années là, j’étais encore ce qu’on pouvait appeler un gamin du rail, et c’est vrai que c’est ce qu’on était: des gamins. Des gamins avec des crans d’arrêt et beaucoup trop de cicatrices mais des gosses quand même. On hantait la voie ferrée entre Milwaukee et Indianapolis, passant d’un wagon de marchandises à un transport de bois et quand on pouvait pas grimper en marche, on sautait des ponts pour monter à bord. On avait souvent la dalle et on fuyait les flics du rail dès qu’on les voyait. Il n’y a qu’en hiver qu’on ne bougeait plus trop, en hiver on restait à Chicago. C’était un peu moins froid, et la ville avait quelques coins où on pouvait se planquer, enfin aussi discrètement que peut l’être une dizaine d’ados paumés. On survivait comme on pouvait, le plus souvent par des combines pas très jolies, on ne cherchait qu’à se faire de l’argent facile. Et le plus facile pour nous à ce moment là, c’était le porte-feuilles des autres. On volait à l’étalage, arnaquait le clampin moyen. On mendiait un peu aussi, mais on récoltait plus de coups de pieds que de monnaie, et ça attirait l’attention. On a tenu comme ça à peu près trois ans. Jusqu’au jour où on s’est tous fait ramassés, et c’était fini. On nous a éparpillé aux quatre coins de l’état, Tino est même allé en prison je crois bien, et moi j’ai été rapatrié chez mon père.

Je me rappelle pas de tout le monde parfaitement, mais je me rappelle bien d’elle. Elle voulait qu’on l’appelle Nebraska. Évidemment c’était pas son vrai nom, mais vu que personne le connaissait, on avait pas trop le choix. Elle avait débarqué un matin à la gare de Lafayette et on l’a repérée qui cherchait à piquer une boite de haricot au general store. Si Spud avait pas renversé la moitié de l’étalage comme diversion, pour sûr qu’elle se serait fait prendre. Après ça, on l’a prise avec nous même si Tino était pas trop pour, surtout qu’y avait pas de fille avec nous encore. Pourtant elle est resté jusqu’au bout je pense. Elle disait venir d’Omaha mais franchement elle aurait pu tout aussi bien venir d’Ecosse que ça aurait rien changé pour nous. Elle était fringuée classe, trop classe pour être comme nous. La plupart était échappé de maison de correction ou orphelin quand c’était pas les deux, mais pas elle. Elle voulait pas dire pourquoi elle se retrouvait là, mais déjà elle savait lire et connaissait même des mots en allemand et en indien rapport qu’elle devait être un quart Sioux au moins. Au début, elle nous en a fait bavé, à cause qu’elle avait vraiment un caractère de cochon mais quand il s’agissait de faire marcher un gus, elle avait le truc. Elle savait pleurer comme si on venait de suriner ses vieux devant elle et le chaland n’y voyait que du feu, tout le monde voulait savoir ce qu’elle avait et ne voyait plus qu’elle. On aurait pu dévaliser une banque sans que personne n’y voit rien si elle s’était donnée du mal, ça fait pas de doute. Neby c’était une sacré nana je peux vous le dire.

Nebraska était la seule fille qui nous faisant peur, la seule à avoir mis une raclée à Tino aussi. Il l’avait cherché faut dire. Elle commençait sérieusement à gonfler là où ça plaît si vous voyez ce que je veux dire et Tino en rajoutait un max là dessus, alors que elle, elle essayait plutôt de les cacher. En fait je crois qu’il en pinçait pour Nebraska sauf qu’il voulait pas l’admettre. Bref, un jour qu’on venait de faire les poches à tout un wagon de touristes qui débarquaient de la gare, Tino s’est mis à dire qu’elle aurait une plus petite part du fait que c’était une nana et que de toute façon elle allait bientôt se trouver un richard avec sa paire de miche et qu’elle aurait plus besoin de nous. Elle a rien dit du tout mais une seconde plus tard elle était à califourchon sur lui et il essayait de protéger sa tronche des coups de poing de Neby. Il voulait pas lâcher mais, mazette, elle devait taper fort parce qu’il saignait vachement. Il a fini par s’excuser et elle a arrêté de le frapper. Il en pleurait de honte. Le pire c’est qu’elle aurait pu en profiter. Mais elle l’a pas fait.
Après ça elle l’a laissé dans son coin, ensuite elle s’est contentée de prendre sa part et elle est rentrée à la planque. Tino s’est relevé, il avait la tête toute gonflée. Il nous a regardé, on savait pas trop quoi dire et on s’est presque tous mis à trouver nos lacets fascinants d’un coup. Après un moment il a dit:
« Si un de vous ose parler de ça, je le saigne. »
Et je suis sûr qu’il rigolait pas. S’il était encore vivant aujourd’hui et qu’il lisait ces lignes j’aurais à craindre pour ma vie, mais je pouvais pas parler de Neby sans vous raconter ça.